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4 décembre 2011

Le sourire de Dionisia

25/04/2010- Lima / Pérou


Photo illustration Le sourire de Dionisia - Marino

Encore tout engourdi par le sommeil, j’attends patiemment, sur mon siège de fortune, que les derniers passagers arrivent, pour que l’on puisse enfin partir. Je refuse tour à tour, d’un geste nonchalant de la tête, les avocats, figues de barbarie et autres gélatines que me proposent en geignant les infatigables vendeurs de rue.

L’âpre odeur de la coca mâchée qui émane avec force de mon voisin de banquette éveille en moi une langoureuse nostalgie. Le combi se remplit peu à peu, chaque nouvelle entrée fait brinqueballer le véhicule. Nous nous serrons de plus en plus, ma tête se cale contre la vitre ; la chaleur humaine me plonge dans une agréable torpeur. Vingt passagers, le compte y est. Le chauffeur met les moteurs en marche, augmente sensiblement le son de son radiocassette, et démarre. La voix stridente de Tudy Palomino accompagne notre sortie de la ville. Je m’endors doucement au son du charango

Dans le sang du peuple,
C’est là qu’elle s’épanouit,
Dans cette marée rouge,
La fleur de Retama fleurit

             L’odeur de la sueur règne avec force dans le petit local. Les murs semblent suinter, comme les pores de ces deux hommes qui te surveillent, Marino. Tu as maigri, tu as l’air épuisé. Même ton regard, d’habitude si fier, trahit ton désarroi. Voilà quinze jours qu’ils te retiennent. Comment se fait-il que tu sois encore là ?

            La petite porte du fond s’ouvre brutalement dans ton dos. Tu l’entends, Marino, mais tu ne peux la voir. Soigneusement ligoté à ta chaise, tu esquisses un petit mouvement de tête mais te ravises aussitôt ; tu inclines légèrement la nuque, ton front se plisse et tes yeux se ferment, pour supporter le coup qui va t’être assené. Mais rien ne se passe. L’officier qui vient d’entrer te dépasse sans même te regarder, et échange quelques mots à voix basse avec tes geôliers. Il accompagne un autre prisonnier, que tu n’as jamais vu. Le gradé quitte prestement la pièce ; tes bourreaux se mettent aussitôt en action. L’un deux s’affaire à présent dans ton dos, il te menotte avant de détacher tes liens. « Suivez-nous ». Que va-t-il t’arriver, Marino ?

            Vous sortez de la pièce, vous parcourez maintenant un long couloir étroit. L’odeur te donne envie de vomir, Marino ; ça sent l’urine, la sueur et le sang. Derrière chacune de ces portes d’acier, ils torturent et ils violent, mais tu n’entends même plus les cris. Tu es à bout de forces. Vous voilà à l’air libre, Marino, depuis combien de temps n’avais-tu pas vu le ciel ? Lève donc les yeux.

            Vous allez grimper dans la camionnette qui te fait face, allez monte, cholo de mierda, crient-ils à l’autre prisonnier, et alors seulement tu remarques son visage et son corps, couverts de contusions et de sang séché. Tu es à présent assis sur le siège passager, dans la cabine du chauffeur. Ton compagnon de fortune gît à tes pieds, sous une couverture qu’ils lui ont jetée dessus.

            Vous sortez de Castropampa, et vous quittez sitôt Huanta ; tu commences à comprendre, Marino, vous prenez la route de Huamanga. Tu aurais dû regarder le ciel, Marino. Dans quelques minutes, vous passerez le pont d’Ayahuarcuna, et tout s’arrêtera là. Vos deux corps viendront bientôt s’affaler, inertes, sur ce lopin de terre maudit où tombaient jadis vos ancêtres comme des mouches.

Leurs pas résonnent à l’entrée de la ville,
Les gardiens de la paix arrivent 

Après une petite heure de route, le combi me dépose sur la place principale de Huanta ; il y avait bien longtemps que je n’y avais pas posé les pieds. Pourtant, je ne m’y attarde pas. Je me dois d’être à l’heure à notre rendez-vous. Je me dirige donc vers la sortie de la ville, par le chemin de Huancayo.

Je n’ai pas fait cent mètres à pied qu’un chauffeur de mototaxi m’alpague. Après tout, ça me fera gagner du temps : je grimpe à bord du véhicule, et m’enfonce avec lui dans la vallée de Huanta.

Peu avant dix heures, le tricycle me dépose à l’entrée de ta ferme, Marino.

Ils vont tuer les paysans,
Ils vont tuer les étudiants,
Ô fleur ambrée, Ô fleur dorée,
Ô fleur de Retama 

            Ayahuarcuna est maintenant derrière vous, ils t’épargnent une fois de plus, mais diable, quel sort te réservent-ils, Marino ? Voilà que ton chauffeur se met à te parler, d’un air presque gêné. Il t’évoque cette sale soirée du mois d’août. Tu quittais Huanta pour regagner ta ferme, lorsqu’ils t’ont pris, sans que tu comprennes pourquoi. Que savais-tu alors, Marino ? Tard dans la soirée, alors qu’ils t’avaient déjà bien amoché, d’autres soldats encagoulés sont arrivés avec ta femme et huit autres huantinos. Sous tes yeux incrédules, ils ont violé la mère de tes enfants, tous, tour à tour, du plus vulgaire soldat au plus gradé d’entre eux. Ils ont ri de vous souiller ainsi. Le lendemain, ils l’ont libérée, ainsi que les autres prisonniers, et ils n’ont gardé que toi, Marino. Tu les croyais libres, Marino, tu imaginais ton épouse soigner ses plaies auprès de tes enfants. Tu gardais l’infime espoir de pouvoir un jour vous pardonner cette flétrissure. Mais ils n’ont libéré personne, Marino. Les autres ont trouvé Dionisia, et ils l’ont inhumée.

Le parfum du sang du peuple est somptueux,
Il sent le jasmin, la violette et le géranium,
Il sent la poudre et le canon 

            Tu n’as pas pris une ride, Marino ; le poids des années n’a pas d’effet sur toi. Ton sourire argenté emplit mon cœur de joie, ton regard bienveillant m’accueille comme si j’étais ton fils. Ta moustache est impeccable, tu es radieux. Te serrer contre moi est salvateur, Marino. On ne parlera plus de ça. Tes sanglots nous ont unis comme si nous étions de la même chair.

            Trois années se sont écoulées, mais vois-tu, je l’honore finalement, ton invitation. A l’époque, je n’en avais pas eu le courage. Le souvenir encore trop frais du sourire de ta femme, Marino, que tu as dû reconnaître malgré son décharnement, malgré les vingt-cinq années qu’elle a passées sous terre… Les larmes que tu as versées, toi l’homme sans faille, lorsque tu m’as raconté ton histoire… Cette guerre que je n’ai pas connue a envahi mes tripes, il a fallu que je la digère, que je la crache et que je la pleure, Marino.

            Mais aujourd’hui, je suis là, et bien à l’heure. Bonne fête, Dionisia.

 

Dionisia a été assassinée le 7 août 1985 par l’armée péruvienne ; son corps a été exhumé en avril 2007 dans le cadre d’une enquête menée par le Ministère de la Justice péruvien. J’ai fait la rencontre de Marino à cette occasion.

 
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